Note de lecture : “Les ingénieurs du chaos”, Giuliano da Empoli

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Par Sylvia Tabet

Les problématiques soulevées par les réseaux sont une thématique forte du Festival LearningPlanet : elles nous concernent tous, jeunes et moins jeunes. Dépendance, estime de soi, harcèlement, fake news, fragilisation de nos sociétés… Nous avons voulu comprendre comment les réseaux sociaux génèrent des mécanismes qui déstabilisent la vie démocratique et favorisent l’essor des nationalismes. Sur ce sujet précisément, nous vous proposons une note de lecture du livre édifiant de Giuliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos.

Réseaux sociaux et populismes, l’œuvre au noir des ingénieurs du chaos

Par nature,  les mouvements de contestation s’inscrivent dans le rejet des élites et de l’establishment, ce que l’histoire a largement démontré. Dans son livre Les ingénieurs du chaos, (Éditions JC Lattès, 2019), Giuliano da Empoli, politiste et auteur lauréat en 2022 du grand prix de l’Académie française pour son roman Le Mage du Kremlin (Gallimard, 2022), nous montre comment les réseaux sociaux ont fait émerger, puis accéléré, la montée des sujets populistes via l’optimisation du web marketing. Ces individus à l’origine des manipulations de l’opinion, les « ingénieurs du chaos », comme il les nomme, sont en effet parvenus à concevoir la captation rapide, spectaculaire et massive de publics mécontents et fragiles qu’il ont peu à peu pris dans leurs filets. L’objectif : susciter l’émergence, puis la montée en puissance de groupes sociaux issus de segments populaires en les mobilisant via les réseaux sur des thématiques populistes. En Amérique avec l’élection puis le mandat de Donald Trump, au Royaume-Uni avec le Brexit, en Italie avec l’ascension du Mouvement 5 étoiles, en Hongrie au fil de l’ascension de Viktor Orban…

La recette du chaos : algorithmes et populisme de transgression

Aux Etats-Unis, dans les années 1960, « les mouvements de contestation visaient la morale commune et la fin des tabous de sociétés conservatrices », nous rappelle Giuliano da Empoli ; aujourd’hui, en la matière et à l’échelle du monde, ce sont les mouvements nationaux-populistes qui tiennent le haut du pavé, entretenus, voire créés, par les ingénieurs du chaos. Leur méthode : la transgression. Leur but assumé, « casser les codes de la gauche et du politically correct » et pour y parvenir, faire de la communication digitale leur bras armé. Steve Bannon, « l’homme-orchestre du populisme américain », est à l’origine de ce que nous pourrions nommer le Lab du mal. Son objectif initial, épauler Donald Trump dans son projet de création d’une Internationale populiste visant à combattre « le parti de Davos des élites globales ». Par la suite, surfant sur les effets exponentiels du numérique tout en développant un réseau populiste à l’étranger, Bannon n’a cessé d’élargir son influence et de faire monter les partis d’extrême droite.

Pour Giuliano da Empoli, « ces ingénieurs du chaos sont en train de réinventer une propagande adaptée à l’ère des selfies et des réseaux sociaux… Leur action est la traduction politique de Facebook et Google. Elle est naturellement populiste car, comme sur les réseaux sociaux, elle ne supporte aucun type d’intermédiation et place tout le monde sur le même plan, avec un seul paramètre de jugement : les like. »

L’algorithme est ici l’arme qui sert les plans de ce que l’on peut objectivement nommer des entreprises de déstabilisation politique : à partir du moment où l’on poste des éléments qui font appel aux émotions des gens, c’est presque gagné. Insidieusement, il suffit de faire appel à leurs aspirations, à leurs peurs, car ne l’oublions jamais, pour ces professionnels de « l’adhésion immédiate » en politique, selon la formule de Bannon, les gens sont des électeurs avant tout. Et en matière d’émotions, on le sait, ce sont les ressentis négatifs qui paient.

Ce qu’en tirent les personnes happées par ces stratégies délétères ? Le sentiment d’appartenir à un corps collectif nouveau, qui agit. Or cette conviction n’est qu’une tromperie poussée par des trolls ; une illusion dont la seule légitimité est de s’accorder sur du sensationnel et des fake news, dans le but de servir des plans de destruction massive de nos systèmes politiques régis par des mécanismes démocratiques.

Alors que le procès portant sur les conditions de l’assaut du Capitole à Washington, le 6 janvier 2021, qui a provoqué quatre morts et des blessés, est en cours, – assaut dont on sait qu’il a été porté par les réseaux sociaux et Donald Trump via un tweet appelant à cette marche-, en Italie, techniquement, les choses se sont passées de la même façon : ce sont les algorithmes qui ont permis la conquête du pouvoir par le Mouvement 5 étoiles. Là aussi, Giuliano da Empoli affirme que ce ne sont pas des hommes politiques qui ont engagé des techniciens pour favoriser le populisme, mais bien l’inverse : « En Italie, sans l’algorithme post-idéologique du Mouvement 5 étoiles, qui a récolté un tiers des voix des Italiens grâce à une plateforme sans aucun contenu politique et donc prête à être utilisée par n’importe qui pour arriver au pouvoir, Salvini n’aurait pas aujourd’hui le rôle qu’il a… Ce sont des techniciens qui prennent directement les rênes du mouvement en fondant un parti, en choisissant les candidats les plus aptes à incarner leur vision, jusqu’à assumer le contrôle du gouvernement et de la nation entière ».

Sur le fond, comment expliquer cette toute-puissance des ingénieurs de l’ombre ? Pour le philosophe Peter Sloterdijk auquel Giuliano da Empoli fait référence, jadis, l’Église et les

partis de gauche constituaient les « banques de la colère », réceptacles des frustrations populaires. Puis la religion catholique a mis fin à son discours apocalyptique, la gauche de gouvernement s’est rendue aux règles du marché et au libéralisme, et les partis ont ainsi perdu leur vocation d’intérêt général. Ce contexte a eu pour effet de disperser les mouvements de colère. C’est autour de 2015 qu’à travers les réseaux sociaux, les ingénieurs du chaos ont pu récupérer et catalyser ce sentiment de colère et de frustration qui innerve désormais ouvertement toutes les sociétés, spontanément alimenté par celles et ceux qui se sentent oubliés, méprisés, ou pas entendus. La rage s’est émancipée puis organisée sous la tutelle de « mouvements qui mettent à leur agenda la punition des élites politiques traditionnelles, de droite et de gauche. Ces dernières sont accusées d’avoir trahi le mandat populaire, en cultivant les intérêts d’une minorité resserrée au lieu de servir ceux de la « majorité silencieuse », nous explique da Empoli.

Parallèlement à tout cela, il est naturel que le concept de souveraineté soit revenu en force. « Être maître chez soi », notion dont le corollaire est souvent la haine de l’autre, est devenu un axiome véhiculé en force sur les réseaux sociaux. Alors, face à ces afflux mensongers et délétères constants, à chacun et à nous, tous ensemble, de faire le tri entre information et fake news, et d’aider les jeunes à discerner ce qui relève de l’information et ce qui n’en relève pas. Justement pour rester maître de soi, et prendre soin des autres et de notre planète.

Couv Les Ingenieurs Du Chaos

Les ingénieurs du chaos, de Giuliano da Empoli, édité par JC Lattès, 204 p., 18 €.

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